Posted in Chalcographie La collection d'estampes contemporaines du Louvre

De Poussin à Champaigne : Carole Benzaken dialogue avec les siècles

« Rien de nouveau sous le soleil », c’est l’exposition que le musée de Tessé, au Mans, consacre à l’œuvre de l’artiste contemporaine Carole Benzaken, qui a produit en 2005, pour le Louvre et en collaboration avec notre atelier, la gravure Moïse défendant les jeunes filles de Jéthro (d’après Poussin). Une occasion de revenir avec elle sur son rapport singulier à l’estampe, à l’histoire de l’art et sur sa quête visant à capturer l’espace-temps.

Carole Benzaken dans l'atelier de chalcographie face au tirage de son estampe en discussion avec nos deux artisans Lucile et Marius
Carole Benzaken en visite dans nos ateliers de Saint-Denis

Carole Benzaken est une figure majeure de l’art contemporain français. La méditation sur le temps et la fragilité de l’instant occupe un place importante dans son œuvre. Diplômée des Beaux-Arts de Paris, elle s’est rapidement imposée sur la scène artistique, notamment avec une exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain en 1994. Elle a obtenu le prestigieux prix Marcel-Duchamp en 2004 et son travail a fait l’objet de nombreuses expositions nationales et internationales.

Reproduction du tableau
Vanité de Philippe de Champaigne © Ville du Mans

L’exposition monographique que lui consacre aujourd’hui le musée de Tessé, « Rien de nouveau sous le soleil », prend pour point d’ancrage la Vanité de Philippe de Champaigne, joyau des collections du musée manceau. Tournant le dos à l’iconographie morbide des memento mori, Carole Benzaken opère un glissement pour faire, au contraire, l’éloge du vivant, incarné par le végétal : « L’installation de mes ateliers en Mayenne en 2006 a été l’occasion de visiter Le Mans, notamment sa vieille ville et son musée. J’ai alors découvert cette œuvre exceptionnelle de Philippe de Champaigne : la tulipe rouge et blanc, solitaire, a été une grande surprise ! En la voyant, j’ai tout de suite pensé aux tulipes que j’avais peintes dans les années 1990, à une époque où j’ignorais que les tulipes pouvaient faire partie de l’iconographie des vanités. »

Reproduction du tableau
Coquette, collection de l’artiste © Carole Benzaken, Adagp 2025, David Bornes

L’art de l’estampe de Benzaken
L’exposition mancelle révèle l’importance majeure de la gravure dans l’œuvre de l’artiste et la place centrale de l’impression dans sa démarche : les lithographies, surtout, abondent. « À mon retour en France en 2006, explique l’artiste, j’ai souhaité sortir de la surface de la toile pour creuser l’image, la rendre translucide et poreuse à la lumière et la démultiplier par l’impression. C’est-à-dire jouer entre le calque, le dessin et l’insolation. »
Ce travail de l’estampe s’est illustré par la commande passée en 2005 par le musée du Louvre pour enrichir ses collections. « La gravure pour le Louvre a été réalisée sur cuivre, à l’eau-forte, vernis mou et aquatinte à l’atelier René Tazé, précise-t-elle. C’est assez rare pour moi d’utiliser cette technique ; j’étais ravie. »
Quand elle évoque son rapport à l’immense musée parisien, l’artiste se décrit comme une glaneuse : « Je me promène souvent au Louvre en parcourant les salles comme si j’étais dans un jardin merveilleux, me laissant happer, surprendre par les œuvres, au gré de mes désirs du moment. » En 2005, c’est avec un dessin de Nicolas Poussin, Études pour Moïse et les filles de Jéthro, qu’elle a choisi de dialoguer, parmi les innombrables sources d’inspiration offertes par le Louvre. C’est de cette œuvre que s’est nourrie sa gravure, pont créé entre la modernité de sa technique et la richesse patrimoniale des maîtres anciens.

Reproduction de l'estampe
Moïse défendant les jeunes filles de Jéthro (d’après Poussin), estampe contemporaine du Louvre, 2005

Le triptyque Moïse défendant les jeunes filles de Jéthro (d’après Poussin)
Influencée par le cinéma et la photographie, Caroline Benkazen cadre et monte souvent ses images comme une planche-contact. Elle propose ici une composition horizontale formée de trois scènes juxtaposées : des palmiers, une étude de matière et un détail de visage (un regard dirigé vers le spectateur).
« Le dessin de Poussin illustre un épisode du livre de l’Exode. Il capture l’instant où, courageusement, Moïse intervient contre les bergers, à la surprise et au plus grand soulagement des filles de Jéthro, enfin autorisées à abreuver leur troupeau au puits. C’est la figure de l’amoureux de la justice, du défenseur des opprimés, qui m’a ici interpellée.
« À partir de là, mon intention n’a pas été de reproduire le dessin de Poussin en le réinterprétant, mais de traiter la même histoire selon un angle nouveau : je l’ai ainsi décomposée en trois temps différents, traduits par trois images juxtaposées, dont le montage allie trois techniques différentes de gravure – l’eau-forte, le vernis et l’aquatinte –, le tout étant imprimé sur une même feuille.
« Les palmiers que l’on voit dans la première image, explique l’artiste, renvoient au lieu d’origine de Jéthro (où se déroule la scène), à savoir le désert et les oasis du pays de Madiân. Ils ont aussi une portée symbolique, car le palmier est comparé au juste dans la Bible : “Le juste fleurira comme le palmier ”, dit le psaume 92.
« Dans la deuxième image, j’ai voulu intégrer la mémoire du sol par un travail sur l’empreinte, à partir d’un fragment de papier ramassé par terre, piétiné et gaufré par le poids de milliers de pas sur l’asphalte ayant, en quelque sorte, gravé leurs empreintes. J’ai reproduit ces marques, puis je les ai retranscrites à rebours, en négatif sur la plaque, pour que ce motif s’imprime à son tour en rond de bosse.
« Enfin, à droite, surgit l’œil : profond, noir, d’une beauté chaude. Ce regard est celui de Moïse, qui porte la charge de ce qu’il voit : le piétinement. Sa frontalité établit un lien direct avec celui qui regarde l’estampe, comme appelé à s’interroger sur sa propre responsabilité. L’absence des filles de Jéthro est délibérée : elle traduit une sorte de pudeur, le besoin d’évoquer sans tout montrer pour autant. Ce choix souligne qu’il y a une part du sens de l’œuvre qui reste invisible, pose la question de ce que l’on ne peut pas voir d’une création. »

Qu’elle déplace la symbolique de la Vanité du crâne vers le végétal, ou qu’elle transforme l’épisode biblique des filles de Jéthro en une séquence cinématographique où l’intensité du regard de Moïse s’imprime, Carole Benzaken nous rappelle l’essentiel : l’œuvre d’art ne donne pas toutes les clés.
Au contraire, elle nous pousse à glaner les indices et à accepter cette part du sens qui reste invisible pour que notre propre perception puisse émerger.

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